La Fuite en Avant

17 titres, 58:08


Quatre ans. C’est le temps écoulé depuis Civilisation (2021), triomphe populaire et critique qui a définitivement installé Orelsan comme l’un des rappeurs les plus importants de sa génération. Aurélien Cotentin revient le 7 novembre 2025 avec La Fuite en Avant, cinquième album studio de dix-sept titres sorti via Sony Music - première collaboration avec le major après ses précédents opus. Annoncé surprise le 27 octobre avec ce commentaire laconique : “Beaucoup s’en doutaient et ils avaient raison”, ce retour s’inscrit dans une démarche multimédia liée au film Yoroï (sorti le 29 octobre), même si Orelsan précise bien que ce n’est pas une bande originale.

Le titre ? Une fuite en avant. Celle d’un homme qui court, qui avance, qui ne peut s’arrêter sous peine de s’effondrer. Et c’est exactement ce que documente cet album : la course perpétuelle d’une star aux prises avec ses propres démons.

Le pacte faustien de la célébrité

Dix-sept vrais morceaux, sans interludes ni respiration. Orelsan n’a pas fait les choses à moitié. “Le Pacte” ouvre l’album comme une déclaration d’intentions sans concession sur les désillusions de la notoriété. Le rappeur caennais y rappelle avec lucidité le prix de la renommée tout en assumant les choix qui l’y ont conduit. Pas de regrets, juste une prise de conscience brutale.

Cette ouverture donne le ton de tout ce qui suit : un album introspectif où Orelsan expose sans fard les tourments qui accompagnent son statut d’artiste, ses interrogations familiales, ses angoisses existentielles. On retrouve des paroles acides et un flow énervé qui évoquent l’ambiance de Suicide Social, sommet de misanthropie sur son troisième album Le Chant des Sirènes (2011).

La petite voix et SAMA : dialogues avec les ténèbres

Orelsan a toujours brouillé les pistes. Se remettre en question, se flageller, interroger ses choix a toujours fait partie de ses talents. Sur La Fuite en Avant, il pousse ces interrogations à l’extrême en s’inventant une “Petite Voix”. Dans “Yoroï”, il fait intervenir SAMA, son double maléfique qui apparaît dans le film du même nom - un film qu’il a coécrit et dans lequel il joue un Orelsan en pleine crise, actuellement en salles et relativement boudé par le public.

Ces dédoublements ne sont pas que des artifices narratifs. Ils incarnent la schizophrénie de l’artiste public, écartelé entre le personnage médiatique et l’homme privé. Orelsan utilise le cadre d’un mec célèbre et en fait de la fiction - ou peut-être transforme-t-il sa vie en fiction pour mieux la supporter.

Les fantômes de la paternité

Au-delà des considérations artistiques, Orelsan aborde des sujets plus personnels. La paternité - qu’il a révélée publiquement il y a quelques semaines, précisant être père depuis deux ans - traverse l’album comme une angoisse sourde. Dans “Dans quelques mois”, il exprime avec franchise troublante ses appréhensions face à ce rôle nouveau.

“Boss” renverse les stéréotypes de genre avec humour, Orelsan assumant que sa compagne incarne la figure d’autorité au sein de leur foyer. Cette authenticité décomplexée caractérise toute son œuvre - le rappeur n’a jamais eu peur de montrer ses failles, ses doutes, ses contradictions.

Les collaborations qui élargissent l’horizon

Orelsan a promis “des invités cools”, et il tient parole. La tracklist révèle une ambition multiculturelle rare dans le rap français. Lilas Ikuta du duo japonais Yoasobi (alias Ikura) sur “Plus rien” apporte une touche pop internationale. Yamê, SDM, le groupe de K-pop Fifty Fifty sur “Oulalalala” - autant de ponts jetés entre le rap français et les scènes mondiales.

Mais le featuring le plus attendu reste celui de Thomas Bangalter, ex-Daft Punk, sur le titre “Yoroï”. Orelsan parle d’un “feat de ses rêves”, l’aboutissement d’une fascination de longue date. Quel rôle joue exactement l’ancien robot français dans cette peinture sonore finale ? Cette collaboration symbolise l’ambition d’Orelsan : briser les frontières entre rap, pop, électro, même K-pop, pour toucher un public élargi sans renier son identité.

La production au service de l’introspection

Orchestré une nouvelle fois par son fidèle collaborateur Skread, avec l’aide de Phazz et Eddie Purple, La Fuite en Avant bénéficie d’une production soignée, moderne, qui laisse respirer les textes. Les beats alternent entre moments planants et déflagrations urbaines. Certaines compositions rappellent l’univers musical antérieur du rappeur, tout en introduisant des explorations inédites.

Un interlude dépeint avec ironie l’absurdité des dérives numériques - thématique contemporaine qui résonne avec la réflexion d’Orelsan sur la célébrité à l’ère des réseaux sociaux. Le rappeur évoque ce sentiment qu’il n’y a plus de demi-mesure : tu es un génie ou tu es nul. Cette polarisation toxique du jugement public traverse tout l’album.

Le lien avec Yoroï : expérience immersive

Même si ce n’est pas une bande originale, La Fuite en Avant partage avec Yoroï un liant thématique et esthétique. Quatre morceaux de l’album apparaissent dans le film, mais peuvent exister indépendamment. Ceux qui ont vu le film auront simplement d’autres pistes d’exploration et de compréhension. Cette posture - être autonome mais dialoguant avec un univers visuel fort - crée une expérience immersive pour l’auditeur/spectateur.

Le film raconte l’histoire d’un chanteur fatigué par sa vie mouvementée, qui décide de s’installer au Japon avec sa femme enceinte. Sur place, il trouve une armure fantastique qui réveille des démons, les Yokaïs. Véritable lettre d’amour aux univers ayant accompagné Orelsan toute sa vie (manga, jeux vidéo, culture japonaise), Yoroï est aussi une méditation sur la paternité - thème central de La Fuite en Avant.

Un album-miroir impitoyable

La célébrité, les addictions a priori passées, les tentations, les amis qu’on perd de vue - il y a tout ça dans le nouvel album d’Orelsan. C’est un album-miroir qui renvoie à l’artiste son propre reflet, sans complaisance ni auto-apitoiement. Juste une lucidité froide sur ce que coûte le succès, sur ce qu’implique de vivre sous les projecteurs.

Le titre La Fuite en Avant évoque un mouvement perpétuel, une course où l’arrêt signifierait l’effondrement. C’est précisément ce que vit Orelsan depuis des années : enchaîner les projets, les tournées, les albums, pour ne pas s’effondrer sous le poids de ses propres questionnements.

Verdict : La maturité sans concession

La Fuite en Avant confirme qu’Orelsan reste toujours son meilleur rôle quand il rappe - parfois dans l’excès, mais toujours honnête dans son immense succès comme dans ses failles. C’est un album de maturité qui refuse les facilités, qui creuse les zones d’ombre, qui n’offre pas de réponses confortables.

Plus de 300 000 billets vendus en 24 heures pour sa tournée débutant à Caen en janvier 2026 et se terminant en décembre 2026 avec dix dates à l’Accor Arena. Le succès populaire ne faiblit pas, mais Orelsan ne se contente pas de surfer dessus. Il questionne, il doute, il expose. C’est cette tension entre triomphe public et fragilité privée qui rend La Fuite en Avant si captivant.

Avec cet album dense, personnel et ultra-connecté à son univers, Orelsan confirme sa place singulière dans le paysage musical français : alliant succès populaire et exigence créative, capable de remplir des stades tout en livrant des textes d’une vulnérabilité rare. Le rap reste son meilleur costume, celui où il peut être lui-même - ou du moins, la version fictionnée de lui-même qu’il choisit de nous montrer.

La Fuite en Avant n’est pas la fuite d’un homme qui abandonne. C’est la course d’un artiste qui refuse de s’arrêter, même si le prix à payer devient de plus en plus lourd. Un album nécessaire, imparfait, humain.

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