After the Embers

Two Faces

11 titres, 38:39


Il y a des albums qui tombent à pic. After the Embers, premier long format du duo lyonnais Two Faces, sorti le 31 mars 2023, capture l’anxiété d’une génération marchant sur les braises d’un monde embrasé. Benjamin Geffen et Pierre-Olivier Da Silva, la trentaine, livrent ici un condensé d’électro-rock et de trip-rock qui place immédiatement Lyon sur la carte de l’indie rock actuel.

Deux âmes-frères, une identité singulière

Ben et PO se sont rencontrés au lycée, unis par leur amour des Arctic Monkeys et de la scène anglo-saxonne. Après avoir commencé par des reprises à la guitare - ironiquement le premier instrument qu’ils ont décidé d’exclure de Two Faces - ils ont développé une relation fraternelle décrite comme “inexplicable”. “Unspeakable Things”, titre d’ouverture, célèbre précisément cette rencontre : deux frères d’âme dont l’univers sonore, à la frontière entre Brit Rock et French Touch, est marqué par une atmosphère cinématographique singulière.

Le duo refuse d’être enfermé dans une case. Rock, électronique, indie, pop, britpop, French touch, trip-hop - Two Faces mélange tout ça avec une authenticité désarmante. Leur musique, influencée autant par Archive et Woodkid que par leur passé punk-rock, déploie une richesse texturale rare.

Une production qui monte en intensité

L’album a été créé par sessions de résidence, les deux garçons s’enfermant dans une maison à la montagne pour écrire, échanger, composer. Cette méthode immersive transparaît dans la cohérence du disque. Dès “Unspeakable Things”, l’aspect humaniste de leur musique se ressent parfaitement, tout comme sur les intenses “Young Chief” et “Vortex of Time” qui interpellent de la première à la dernière note.

After the Embers monte en intensité au fur et à mesure. “The Fire” et “Jet Stream” sont absolument remarquables de maîtrise - cette dernière incarnant la rage de vivre du duo, un cri d’apaisement plutôt que de violence. Two Faces sait raconter une histoire ô combien déchirante et somptueuse où chaque détail musical se dévoile à chaque écoute répétée.

Une bascule narrative magistrale

La structure de l’album repose sur une bascule cruciale entre les morceaux 5 et 6 - “After the Embers” et “The Fire”. “On ne raconte plus la même chose si on interchange ces deux titres”, expliquent-ils. L’idée totale : la perte de l’innocence au cours de l’album, avec une renaissance à la fin et un embrasement au milieu.

Cette trajectoire fonctionne remarquablement. Le début de l’album respire une certaine nostalgie - d’une société perdue, d’une enfance perdue. “Young Chief” pose la question brutale : “Soit tu es un garçon, soit un homme, comme ils le disent”. Le duo confesse n’avoir pas vu la transition entre l’enfance et l’âge adulte, être “des enfants dans des corps d’adulte”.

Le clair-obscur comme signature

“Ghost Inside” illustre parfaitement l’identité Two Faces : selon les auditeurs, ce morceau est soit joyeux et porteur d’espoir, soit ultra déprimant. Cette ambiguïté délibérée parcourt tout l’album. “Fearless” demande “Comment comptes-tu changer le monde, en faire un paradis, si tu crains la mort ?” - et paradoxalement, le mot “fearless” n’est jamais prononcé dans la chanson. La réponse se trouve dans le titre lui-même.

“Out of Time” et “Nothing is Immutable” poursuivent cette exploration du temps qui passe, de l’immuabilité de toute chose. Ce dernier titre est aussi un témoignage d’amour pour leur entourage, incarnant encore ce clair-obscur qui interagit dans tout ce qu’ils font.

Une conclusion somptueuse

L’album culmine avec “Gasoline”, somptueuse conclusion qui atteint les cieux. On n’avait rien entendu d’aussi vibrant depuis Otzeki, et le duo lyonnais réussit quelque peu cet exploit avec ce premier disque événement. Après le passage par le feu de “Jet Stream”, après l’introspection de “Ghost Inside”, “Gasoline” offre cette catharsis nécessaire, cette rédemption attendue.

L’écriture comme exutoire générationnel

Two Faces compose en anglais par choix - “une façon de rendre hommage à la musique qui nous a élevés comme musiciens” - mais aussi par pragmatisme : toucher un public international. L’écriture, d’abord simple racontage de petites histoires, est devenue avec ce projet un espace de libération des choses qu’ils n’arrivent pas à dire dans la vie - à eux-mêmes, à leurs proches.

Le titre After the Embers pose une question générationnelle : “On a l’impression de marcher sur les braises de quelque chose et la question est alors de se demander ce qu’il se passe maintenant, après ce feu”. Un nouveau feu va-t-il démarrer ? Y aura-t-il une accalmie ? Le duo avoue une “rage de vivre” qui les traverse, quelque chose d’enfermé, de bloqué, qui ne se libère vraiment que sur scène.

Une identité visuelle cohérente

Après deux EPs expérimentaux (le très garage Two Faces et le plus dispersé Release the Beast), le duo a trouvé son équilibre sonore et visuel. Auto-produits, réalisant eux-mêmes leurs clips désormais, Ben et PO contrôlent l’entièreté de leur projet. Leur musique très graphique appelle naturellement l’image - ils touchent à tous les arts, se mettent en scène, redeviennent “des enfants avec des caméras”.

Verdict : un premier album qui frappe fort

After the Embers s’impose comme l’un des albums indie rock français les plus accomplis de 2023. Les spectres d’Archive et de Woodkid planent tout du long, pour notre plus grand plaisir. Two Faces entraîne l’auditeur dans leur univers lyrique et riche en émotions avec une assurance confondante pour un premier album.

Lyon possède désormais son duo émergent capable de rivaliser avec les meilleurs projets européens. Ben et PO ont trente ans, ils observent le monde avec lucidité, questionnent leur génération coincée entre enfance et âge adulte, entre espoir et anxiété climatique. After the Embers documente ce moment précis où tout bascule, où il faut choisir.

Un album introspectif mais jamais nombriliste, sombre mais jamais désespéré, expérimental mais jamais hermétique. Two Faces a réussi l’équilibre difficile entre ambition artistique et accessibilité émotionnelle. La suite s’annonce passionnante.

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